Ocasiam
Voici le prologue d'un texte de Maëlle BAUDIN de Terminale 03 (LES)
- Prologue
Tout commença il y a de cela des centaines d’années, lorsque Saledan Idyrel et Cendali Feulys vinrent s’installer, pensant mener une paisible vie, dans le monde d’Ocasiam. Nul ne s’y était encore rendu, car en ces temps reculés, ce monde était encore empli de lave en fusion constante, des âmes démoniaques telles que des satyres aux membres inférieurs velus, des centaures aux cornes enflammées, ou encore des Érinyes aux yeux de feu, semblant possédées par quelque dieu maléfique, s’y déchainaient dans une frénésie sans pareille, sans que quiconque ne fusse au courant. Le ciel était toujours noir, et ne laissait filtrer de la lumière que s’il voulait mettre en avant telle ou telle créature meurtrière, ou bien accentuer la mort de l’une d’entre-elles, afin que les siens puissent la pleurer, si une once d’humanité venait à les transpercer, ou pour que l’on puisse, dans le camp adverse, lancer le cadavre frais dans la lave, pour qu’il se consume et que l’on ne sache jamais qui fut le coupable de cette infamie-ci, de cette mort-ci, et, enfin, le son du vent ressemblait à un cri d’horreur, comme venant du cœur des Enfers-même.
Saledan et Cendali, découvrant avec horreur ce nouveau monde, recrutèrent chacun une armée, constituée d’hommes et de femmes sans cœur, que l’approche de la mort n’effrayait nullement, et dont la hargne était connue comme étant légendaire. On compta dans les deux camps mille personnes de cette réputation, environ. Dans un accord signé, les deux hommes jurèrent d’être alliés, eux, et leurs armées, dans cette guerre sans merci, jusqu’à ce que le chaos disparût de la surface de ce monde, et de ne jamais se haïr ou se battre entre-eux. Une lutte de plus de dix ans se déroula alors, on chiffra le même nombre de batailles emportées par le Mal que par les Idyrel et les Feulys lorsque vint l’ultime affrontement, celui où l’on saurait enfin qui emporterait la victoire. La lutte dura des semaines, des semaines de sang, d’aigreur, de sueur et d’horreur, après lesquelles le dernier être maléfique s’effondra sur le sol, faisant hurler dans sa chute le vent, comme si le diable en personne s’exprimait et criait son désespoir, disparaître les volcans, apparaître un ciel des plus bleu, comme nous le connaissons tous, et transforma le monde dévasté en un monde merveilleux, où la verdure était apparue comme par magie, où deux villages se faisaient face, l’un égal à l’autre, et où une vie humaine existait déjà. Le cadavre disparu en une pluie d’étoiles, laissant les quelques survivants à la fois époustouflés et heureux de ce qu’ils venaient de voir. On baptisa ce monde Ocasiam, dès cet instant, afin que l’on se souvienne de cette image nouvelle du lieu, et non plus de l’ancienne, qui était devenue passé et histoire. Sans se concerter, les membres du clan Feulys se rendirent dans l’un des villages apparu, et ceux du clan Idyrel dans l’autre. Saledan et Cendali se serrèrent la main, se promettant de se rappeler toujours de ce qui les avait unis, d’écrire sur cette aventure, et de se voir le plus souvent possible. Ils furent nommés tous deux à la direction d’un village.
Néanmoins, durant la guerre, la lave avait brûlé le contrat signé qui liait les deux hommes à jamais, et celui-ci s’était alors rompu. C’est pour cela que, sans raison apparente, les représentants Feulys et Idyrel, en posant le pied sur leur territoire personnel, se vouèrent une haine sans précédent. Eux, qui, jusqu’alors avait toujours été amis et confidents, devinrent les pires ennemis que le monde d’Ocasiam n’eut jamais connus. Rien ne se passa durant les premières années, personne ne sortit de son village, s’y trouvant très bien. Les familles qui avaient pu être séparées, en fonction du hameau où les personnes s’étaient rendues, comme des aimants attirés par une force magnétique, s’étaient oubliés et avaient refait leur vie. Personne ne se souciait de l’autre patelin, à l’exception des deux chefs, qui après avoir fondé une famille, embrigadé leur femme et leurs enfants, ainsi que tous les villageois, se déclarèrent la guerre. De nouveau, du sang fut versé sur Ocasiam, la guerre continuant au fur et à mesure que les générations passaient, et personne n’avait essayé de faire changer les choses, personne n’y avait même songé, tous étaient trop occupés à entretenir une animosité intense et profonde aux opposants, sans penser à se souvenir de la raison du conflit.
Personne n’avait fraternisé avec l’ennemi. Personne n’avait voulu prôner qu’ils étaient les mêmes et que rien ne les obligeait à se battre, si ce n’est une légende ancestrale. Personne jusqu’à maintenant.
Saledan et Cendali, découvrant avec horreur ce nouveau monde, recrutèrent chacun une armée, constituée d’hommes et de femmes sans cœur, que l’approche de la mort n’effrayait nullement, et dont la hargne était connue comme étant légendaire. On compta dans les deux camps mille personnes de cette réputation, environ. Dans un accord signé, les deux hommes jurèrent d’être alliés, eux, et leurs armées, dans cette guerre sans merci, jusqu’à ce que le chaos disparût de la surface de ce monde, et de ne jamais se haïr ou se battre entre-eux. Une lutte de plus de dix ans se déroula alors, on chiffra le même nombre de batailles emportées par le Mal que par les Idyrel et les Feulys lorsque vint l’ultime affrontement, celui où l’on saurait enfin qui emporterait la victoire. La lutte dura des semaines, des semaines de sang, d’aigreur, de sueur et d’horreur, après lesquelles le dernier être maléfique s’effondra sur le sol, faisant hurler dans sa chute le vent, comme si le diable en personne s’exprimait et criait son désespoir, disparaître les volcans, apparaître un ciel des plus bleu, comme nous le connaissons tous, et transforma le monde dévasté en un monde merveilleux, où la verdure était apparue comme par magie, où deux villages se faisaient face, l’un égal à l’autre, et où une vie humaine existait déjà. Le cadavre disparu en une pluie d’étoiles, laissant les quelques survivants à la fois époustouflés et heureux de ce qu’ils venaient de voir. On baptisa ce monde Ocasiam, dès cet instant, afin que l’on se souvienne de cette image nouvelle du lieu, et non plus de l’ancienne, qui était devenue passé et histoire. Sans se concerter, les membres du clan Feulys se rendirent dans l’un des villages apparu, et ceux du clan Idyrel dans l’autre. Saledan et Cendali se serrèrent la main, se promettant de se rappeler toujours de ce qui les avait unis, d’écrire sur cette aventure, et de se voir le plus souvent possible. Ils furent nommés tous deux à la direction d’un village.
Néanmoins, durant la guerre, la lave avait brûlé le contrat signé qui liait les deux hommes à jamais, et celui-ci s’était alors rompu. C’est pour cela que, sans raison apparente, les représentants Feulys et Idyrel, en posant le pied sur leur territoire personnel, se vouèrent une haine sans précédent. Eux, qui, jusqu’alors avait toujours été amis et confidents, devinrent les pires ennemis que le monde d’Ocasiam n’eut jamais connus. Rien ne se passa durant les premières années, personne ne sortit de son village, s’y trouvant très bien. Les familles qui avaient pu être séparées, en fonction du hameau où les personnes s’étaient rendues, comme des aimants attirés par une force magnétique, s’étaient oubliés et avaient refait leur vie. Personne ne se souciait de l’autre patelin, à l’exception des deux chefs, qui après avoir fondé une famille, embrigadé leur femme et leurs enfants, ainsi que tous les villageois, se déclarèrent la guerre. De nouveau, du sang fut versé sur Ocasiam, la guerre continuant au fur et à mesure que les générations passaient, et personne n’avait essayé de faire changer les choses, personne n’y avait même songé, tous étaient trop occupés à entretenir une animosité intense et profonde aux opposants, sans penser à se souvenir de la raison du conflit.
Personne n’avait fraternisé avec l’ennemi. Personne n’avait voulu prôner qu’ils étaient les mêmes et que rien ne les obligeait à se battre, si ce n’est une légende ancestrale. Personne jusqu’à maintenant.
- Chapitre I
« Ils arrivent ! » hurlait une voix, le
souffle court, presque haletante.
La semi-obscurité de l’aurore n’éclairait que peu la plaine d’Ocasiam où allaient se dérouler les combats du jour, et peut-être même ceux du lendemain, ou encore du jour suivant. Cette journée d’été débutait par une attaque surprise des Idyrel envers les Feulys. On entendait à des kilomètres à la ronde le bruit des pas sur l’herbe encore glissante de rosée, les hurlements bestiaux des soldats, qui avançaient à l’unisson vers un seul et unique lieu, leur objectif en cette journée, mais on pouvait également ouïr les bruits des tambours, donnant l’alerte, afin que nul ne fut pas informé des évènements qui débutaient alors. Les guerriers Feulys, les yeux encore embués de sommeil, se hâtaient à mettre leurs équipements, leurs vêtements sur eux, et à partir en trombe face à l’armée qui les attaquait. Quelle stratégie devaient-ils opérer ? Comment être sûr de l’emporter cette fois ? Telles étaient les questions qui hantaient les soldats, lorsque leur belligérant s’approchait à grands pas vers eux. Et s’ils mourraient aujourd’hui ? Ils n’avaient même pas pris le soin de dire au revoir à leur famille. Ils n’avaient pas eu le temps. Que devaient-ils faire ? Où était le commandant des opérations ? Pourtant, la veille, ils avaient fait leurs adieux à leur femme et à leurs enfants, mais hier était un autre jour, et s’ils ne le faisaient pas aujourd’hui, peut-être les leurs ne se remettraient-ils jamais de leur disparition soudaine et sans un simple mot, sans un dernier salut. Les troupes ennemies se rapprochaient de plus en plus, les épées tendues vers le ciel, prêtes à l’attaque. Quelle était la solution pour les stopper dans leur élan ? Quelle était-elle ? Par où devaient-ils tenter quelque chose ? Un homme du clan Feulys, un des premiers à s’être mis en route vers les Idyrel, s’immobilisa soudainement, alors qu’il n’était plus qu’à quelques mètres de ses adversaires. Il voulait dire un dernier mot à sa fille, tout juste âgée de quatre ans, et un à sa femme, enceinte de leur deuxième enfant, avant que la bataille ne commence, et qu’il puisse ainsi partir, si son heure était venue, la conscience tranquille. Les quelques secondes où il ne bougea pas, avant de se décider à faire demi-tour et à rejoindre son village, suffirent aux Idyrel à être enfin arrivés face à leurs cibles, leurs futures victimes. L’homme commença à courir vers son patelin, et une épée tranchante le transperça de part et d’autre, passant au travers du cœur, lui ôtant la vie à l’instant même. Son corps s’effondra sur le sol dans une mare de sang encore chaud. Son assassin récupéra son arme, et s’abaissant, murmura au creux de l’oreille du défunt :
« Je n’aime pas les lâches qui fuient le combat, et encore moins ceux qui cherchent à esquiver la mort. »
Et, en se redressant, une épée lui coupa la gorge, en moins d’une seconde. Il n’eut ni le temps d’hurler, ou de sentir la douleur, que son corps tout entier s’était raidi et qu’il s’était effondré sur sa victime. Il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même, s’il y avait bien une chose qu’on lui avait apprise était que la guerre était un art dans lequel un instant d’inattention pouvait être fatal, et, de ce fait, se comporter de façon aussi puérile était à prohiber d’office.
Ces deux hommes, dont le sang nourrissait désormais les plantes mieux que la rosée, qui commençait d’ors et déjà à être absorbée, puisque le soleil éclairait à présent la plaine, découvrant des visages plus déterminés les uns que les autres, furent les deux premiers morts des deux camps.
Des gémissements se firent entendre, une petite voix s’éleva de la foule de guerriers, un jeune homme, dont la voix n’avait pas encore mué, qui devait sûrement être sur son premier champ de bataille, s’éclaircit la gorge, et s’écria, indigné et bouleversé à la fois :
« Alors c’est ça, la guerre ? Une plaine constituée uniquement de sang, de cadavres putrides, de familles brisées et d’épées levées ? C’est pour cela que nous nous sommes entraînés, toute notre enfance durant, pour perdre ceux que nous aimons, et voir le chaos tout autour de nous ? Je croyais que nous nous battions, qu’il y avait des gagnants et des perdants, certes, mais que nous le faisions pour quelque chose, et non pas pour salir la nature de nos corps fétides. Alors à quoi bon continuer ? Pourquoi ne pas désigner d’ors et déjà un camp vainqueur, et faire cesser tout cela ? Ou plutôt, non, déclarons forfait, déclarons une égalité parfaite entre les deux camps, qui tout au long de ces siècles passés n’ont pu être départagés, et retournons vivre chacun de notre côté d’Ocasiam, cessons toutes ces infamies, et ne nous adressons plus la parole, oublions-nous. Ne croyez-vous pas que ce soit une chose beaucoup plus simple, au lieu de persister dans un combat dont l’issue est déjà sue, puisque nous savons très bien que les Feulys et les Idyrel perdront chacun une bataille à tour de rôle, causant le même nombre de victimes dans les deux tribus, sans jamais parvenir à un résultat ? Je refuse de continuer à me battre. Cet homme-là, le premier des nôtres à s’être effondré, était mon frère, je ne peux croire qu’il ne me sourira plus jamais, et que je n’entendrai plus jamais le son mélodieux de sa voix, lorsqu’il me racontait toutes les erreurs qu’il avait pu commettre, avec une complicité sans limite, car nous étions faits du même sang, de la même chair, et rien, si ce n’est notre physique quelque peu différent, ne pouvait nous dissocier l’un de l’autre. Cessons avant que d’autres familles ne soient brisées, rentrons chez nous. Embrassez vos femmes, dites-leur que vous les aimez, que tout ce qui compte pour vous est qu’elles soient à vos côtés au quotidien, et qu’elles-mêmes sont tout ce qui vous importe, et non pas un conflit vieux de mille ans, dont nul ne connaît les origines. Je ne sais pourquoi je m’exprime. Après tout, qui m’écoutera et appliquera mes conseils, mon opinion ? Je ne suis qu’un lâche qui a peur de mourir, et qui ne veut pas perdre ceux qu’il aime, ni leur causer de peine en mourant, voilà toute la vérité. Je voudrais juste que tout cela cesse, rentrer chez moi, sans avoir peur de rendre mon dernier souffle le lendemain. C’est tout ce que je veux. »
Tandis que le jeune homme prononçait son discours, personne n’osait faire le moindre geste ou s’exprimer, attentifs à ce que ce garçon audacieux avait à dire. Ils comprenaient ce qu’il ressentait, eux aussi avaient eu ce moment de doute sur leurs actions, et par-dessus-tout sur leur utilité, lorsqu’ils avaient vu pour la première fois l’une des personnes qu’ils chérissaient plus que tout au monde mourir sous leurs yeux ébahis. Oui, tous avaient déjà pensé que la guerre était inutile et que mieux valait rentrer chez soi, mais, cependant, nul ne l’avait fait, ni n’avait extériorisé le fond de sa pensée comme venait de le faire cet individu. Comme chacun le comprenait, on le laissa parler, afin qu’il puisse soulager son âme de tout ce qu’il pensait de cette guerre, de la mort de son frère bien-aimé, puis, sans crier garde, l’un des membres du camp adverse éleva son épée et frappa le jeune homme sur le sommet du crâne avec celle-ci, le laissant tomber sur le sol, sans vie, dans un fracas épouvantable, accentué par le silence quasi-religieux qui s’était mis en place tandis que le nouveau défunt parlait. C’est le regard triste, et le cœur gros que l’assassin annonça, à haute et intelligible voix :
« Ni vous, ni nous, n’avons la place pour les faibles dans nos rangs. Nous avons fait acte d’humanité en le laissant manifester de ce qu’il ressentait, mais à présent, la récréation est finie, et la guerre doit reprendre. Levez vos épées, et chargez, vous n’avez rien de plus héroïque et de plus brave à faire que de combattre pour les vôtres, et de mourir, si tel est la volonté divine, sous le tranchant des armes de vos adversaires. Relevez-vous, soldats, l’affrontement est loin d’être fini, la guerre n’a pas fini d’exister, il vous faut honorer vos ancêtres en la perpétuant, et en la gagnant un jour, peut-être. A l’attaque ! »
Personne ne bougea. Tous fixaient le corps inanimé de celui qui venait de perdre la vie, après avoir prononcé un discours si effrayant de la guerre qui avait court depuis des générations. Tous se demandaient s’ils devaient continuer, ou rentrer chez eux. Mais tous savaient aussi que s’ils arrêtaient aujourd’hui, il faudrait revenir sur le champ de combat le lendemain, ainsi que le jour suivant. Alors à quoi bon persister à rester immobile face à un bataillon ? Pendant un instant, on crût à une trêve. En plus de mille années, il n’y en eut jamais, chacun savait donc que cette accalmie ne durerait que quelques minutes encore, tout au plus. Pourtant, cette suspension de coups sanglants et de morts existait bel et bien, nul ne pouvait dire le contraire. Un homme, dans le camp des Feulys, posa son épée à ses pieds, et s’assit sur le sol, désormais totalement sec. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, il était difficile de dire si cela était dû à l’angoisse d’une mort très certainement proche, ou si la chaleur ambiante était coupable de cette eau sur son visage. Il restait là, les jambes en tailleur, les mains posées près de son épée, les yeux fermés, et la tête penchée vers l’arrière, orientée vers le ciel. Il se mit à siffler. D’abord, on n’entendit presque rien, puis, petit à petit, un son mélodieux s’élevait de son gorge, offrant un merveilleux spectacle auditif à tous ceux qui se trouvaient dans les alentours. Tous les soldats le regardaient, stupéfaits de voir autant d’audace et de folie chez cet homme.
C’est ainsi qu’un autre homme, de la tribu des Idyrel cette fois-ci, vint s’assoir face à cette étrange personnalité, et le calqua, déposant son épée également. Le premier des deux hommes sourit, satisfait. Il remit son visage à l’horizontal, et rouvrit les yeux, observant son imitateur. Il regarda autour de lui, chacun avait les yeux rivés sur lui, c’était ce qu’il voulait. Alors, il s’empara de son arme et tua, sans un soupçon d’hésitation, celui qui le parodiait en lui portant un coup mortel au ventre. Il ressorti son épée juste à temps de l’abdomen de sa victime pour contrer une attaque, et se défendit aussi bien qu’il le put. La guerre avait repris son court, chacun se battant contre ses adversaires comme la veille et l’avant-veille, ou comme l’année précédente encore. Personne ne raconterait ce qui s’était passé sur la plaine en ce jour, tous parleraient uniquement des attaques surprises, des blessures, et des morts qu’il avait occasionné à lui tout seul, s’il avait pris le temps de les compter. Mais en aucun cas, ils ne conteraient que tous avaient eu, un instant, envie de tout abandonner et de retourner dans leur logis, et qu’ils avaient éprouvé une amitié surprenante envers leurs opposants, sans toutefois la comprendre. Tous avaient honte de ce qui s’était produit, et avaient l’impression d’avoir déshonoré leurs ancêtres, souvent décédés lors d’une bataille épique.
Ainsi, la bataille avait repris, l’on entendait dans tout Ocasiam le bruit des épées qui s’entrechoquaient, les hurlements stridents des blessés, mais aussi les pleurs et les gémissements de certains, ayant perdu peut-être une personne tant adorée lorsqu’il était encore en vie, ou bien encore ne voulant plus continuer à combattre, à lutter afin de pouvoir rester en vie un jour de plus. Le ciel, jusqu’alors d’un bleu limpide, s’était couvert de nuages épais et noirs, ne laissant pas apercevoir le moindre bout de bleu, la pluie tombait, tout d’abord par petites gouttes espacées dans le temps, puis, au fur et à mesure que la guerre faisait rage sur le sol et dans les yeux des combattants, elle s’amplifia, et devint de plus en plus violente, fouettant le corps des hommes, humidifiant le sol, sur lequel on ne pouvait tenir longtemps sans glisser et s’effondrer dans une flaque, et, du fait de cette posture, certains des guerriers devenaient des proies faciles, et les adversaires n’hésitaient pas à leur ôter la vie, sans remord, puisqu’après tout, c’était la vie de ces êtres sans aucune chance, ou la leur. Le vent s’était levé également, il fut au départ une brise légère, qui rafraichissait les soldats, en vue de la chaleur, puis s’était transformé en un vent glacial, constitué de bourrasques uniquement, arrivant dans le dos des Idyrel et les poussant vers l’avant, mais rendant la tâche pour les Feulys encore plus difficile, ce qui, il faut le dire, ne les aidait pas le moins du monde, étant déjà en grande difficulté et infériorité numérique par rapport à leurs assaillants. L’orage grondait au loin, mais l’on devinait qu’il s’approchait et serait bientôt au-dessus des têtes, et en effrayerait peut-être certains, qui étaient pourtant d’ors et déjà terrorisés par l’issue finale du combat.
Nul ne savait quel était l’objectif en ce jour, tous se battaient, mais n’avaient en aucun cas connaissance du but de cette bataille. Gagner du terrain ? S’en prendre à la ville, l’assiéger ? Personne ne savait ce qu’ils devaient faire, si ce n’est combattre pour les leurs, pour leur camp, pour leurs ancêtres, pour leur famille. L’armée des Idyrel prenait du terrain, à la grande joie des guerriers, mais, même si leur armée avait été réduite au court de l’attaque, les Feulys conservaient leurs soldats les plus belliqueux, et de ce fait, parvenaient à regagner de l’étendue, chacun retrouvant à tour de rôle sa position de départ, au grand désespoir des chefs de guerre, qui criaient, à s’égosiller, à leurs troupes.
Ainsi, on entendait le chef des Idyrel, Orso Faure, hurler à plein poumons à ses soldats, sans arrêt :
« Ne les laissez pas approcher du village, ne reculez en aucun cas ! Si nous avançons encore un peu, nous les tenons, et nous pourrons assiéger leur village, et les efforts de nos ancêtres n’auront pas été vains, nous l’emporterons ! Soldats, immobilisez-les, faites-les faire demi-tour, faites-les pleurer de crainte et de honte, tuez-les sans pitié, c’est tout ce que ces chiens méritent. N’hésitez-pas, leur visage sont semblables aux nôtres, mais ils ne sont pas comme nous, au contraire, ils sont vils, cruels, méchants, si vous les laissez prendre de l’espace, alors que nous sommes les attaquants en cette journée spéciale, je dis qu’il s’agit d’un jour particulier, car la victoire est proche ! Ne sentez-vous pas leurs membres se contracter, et surtout, ne voyez-vous pas leurs yeux s’abaisser ? Ne réfléchissez pas, soldats, pulvérisez-les, ne les écoutez pas dans leurs plaintes, plus nombreuses les unes que les autres, et toutes plus infondées que celles qui ont été énoncées auparavant, ne plongez surtout pas vos regards dans leurs yeux, ils pourraient vous prendre en traitres, et tenter de vous assassiner froidement, tandis que vous, inconscient et trop complaisant, vous pensiez qu’il était un adorable petit animal sans défense, car, nous avons des âmes, mais eux non ! Tranchez, découpez, transpercez, maltraitez leur corps, c’est tout ce qu’ils méritent, après tout. Ne les laissez pas poser un pied sur nos terres, car elles sont nôtres, et ne doivent en aucun cas être souillées par la présence de sangs impurs, de personnes corrompues et démoniques, telles qu’elles, puisque vous savez aussi bien que moi, que s’ils entraient dans notre village, le patelin des Idyrel, ils violeraient nos femmes, tueraient nos enfants, qu’ils auraient au préalable châtiés, et séquestrés ! Oui, continuez soldats, levés vos épées contre ces enfants du diable, venus tout droit des enfers. Ne baissez pas votre garde, tuez-les tous autant qu’ils sont. En avant, soldats ! »
Le discours reprenait au début, lorsqu’Orso l’avait terminé, et des combattants hurlaient, dans un cri bestial loin de toute forme d’humanité, leur soutien envers leur chef, et, derechef, attaquaient ces hommes face à eux, qu’ils identifiaient aux créatures qui, jadis, peuplaient Ocasiam, ces satyres, centaures et Erinyes, que leurs ancêtres avaient détruits. Car, en effet, comme le pacte entre les deux hommes, entre Saledan et Cendali, avait été rompu, dans chacun des villages, l’on proclamait haut et fort que c’était grâce à l’armée Idyrel que les créatures du Mal avaient été vaincues, et dans l’autre, on déclarait qu’il s’agissait des troupes Feulys.
Du côté des Feulys, étant donné que l’on entendait ce que le chef de guerre Idyrel carillonnait, on écoutait, attentivement, ce que Lanzo Ells, qui était le commandant des opérations, avait à dire, à répliquer à ce discours :
« Soldats, n’écoutez aucunement ce que ces rats disent sur vous, ils ne valent pas la peine que vous vous blessiez, en entendant des infamies telles que sont ces mots qui résonnent dans le ciel troublé. Pensez plutôt à des éléments positifs, tels que le sourire de vos enfants, les baisers que vos femmes déposent sur vos lèvres avant de vous endormir le soir, les rires de vos amis, ou encore le son mélodieux des tambours, lorsqu’ils sont utilisés pour une autre raison que la guerre. Pensez à tout cela, et vous n’entendrez plus les mots désastreux qui sont prononcés en cette plaine. Mais, surtout, soldats, ne trompez pas votre vigilance, gardez les deux yeux ouverts et battez-vous, combattez jusqu’à la mort s’il le faut. Vous ne devez pas vous laisser abattre, vous devez vaincre ces hommes, qui ne sont, il faut bien l’avouer, que l’incarnation du Mal sur Ocasiam, après tout, de ce fait, n’ayez aucun remord, le sang que vous aurez sur les mains ne sera pas mauvais, vous serez de véritables héros, puisque vous le posséderez. En l’ayant, cela signifiera que vous aurez combattu pour les vôtres, à leurs côtés, pour vos principes, et pour honorer Cendali Feulys et son armée. Ne les laissez pas approcher de notre village, car vous savez aussi bien que moi qu’ils l’incendieraient et laisserez les habitants pour morts, tandis qu’ils hurleraient, priant pour la vie, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que des cendres de tous ceux que vous chérissez, et des maisons que vous avez bâti à la sueur de vos fronts. Combattez soldats, il le faut. Grâce à vos épées, protégez-vous avant tout. Mais servez-vous également de vos armes pour passer à travers leur cœur, et laissez leur corps sans vie sur le sol humide, regardez-les agoniser, ne les achevez pas. Ils ne le feraient pas pour vous. Souriez, même, essayez de leur faire croire que vous êtes bel et bien des monstres, comme ils le pensent, vous n’avez rien à y perdre, vous pouvez seulement y gagner la crainte et l’abstinence à votre égard de vos adversaires. Gardez vos épées levées, vos boucliers près du corps, et tuez-les tous, qu’il n’en reste aucun. A l’attaque, soldats ! »
Le discours du chef fut acclamé par les membres Feulys, mais fut également héler par les membres de la tribu face à ses troupes. Lui aussi, le répéta sans cesse, les deux dirigeants des armées parlant à tour de rôle, comme si l’on jouait là une pièce de théâtre, et que la réplique d’un des deux personnages avait été mal prononcée, et qu’il fallait recommencer sans arrêt, jusqu’à ce que tout soit parfait. Cette pensée occupait la tête d’un grand nombre de guerriers, qui, en esquivant et assenant des coups, songeaient, que la guerre, finalement, n’était peut-être qu’un jeu, tellement plaisant que chacun s’y amusait chaque jour, sans jamais se lasser. Mais qu’au fond, l’utilisé d’un divertissement tel que celui-ci n’était pas prouvé, et que cela ne servait à rien, mis à part à gâcher du temps et des vies.
Les soldats étaient bien présents sur le champ de bataille et combattaient pour les leurs, car ils voulaient avant tout les protéger, et qu’eux reste en vie, même si eux-mêmes venaient à mourir, mais l’on sentait que leurs rêveries allaient ailleurs, peut-être s’envolaient-elles vers un autre monde qu’Ocasiam, un monde où la guerre n’était pas une solution ni ancrée dans les mœurs. Personne n’était réellement attentif à la bataille, tous, peut-être même les chefs y compris, rêvaient à un monde où les Feulys n’existaient pas, ni les Idyrel, et où tous s’entendraient à merveille, sans avoir besoin de se battre tous les jours pour démontrer quoi que ce fut.
Ces pensées n’avaient jamais été ressenties depuis le début de cette guerre sans fin dans tout Ocasiam. Peut-être que les choses étaient sur le point de changer, et que, comme l’avait déjà dit Orso Faure, cette journée était spéciale, et révèlerait de grandes choses. Mais pour l’instant, le plus important était de continuer à défendre sa vie, et d’assassiner les opposants. Si de grands évènements devaient se produire, chacun savait que ce ne serait pas pour tout de suite. Mais chacun savait aussi qu’il était prêt à accepter un changement et à évoluer, dans le bon sens. Cette mentalité, si nouvelle, annonçait, en effet, de grands bouleversements dans la vie des peuples d’Ocasiam.
La semi-obscurité de l’aurore n’éclairait que peu la plaine d’Ocasiam où allaient se dérouler les combats du jour, et peut-être même ceux du lendemain, ou encore du jour suivant. Cette journée d’été débutait par une attaque surprise des Idyrel envers les Feulys. On entendait à des kilomètres à la ronde le bruit des pas sur l’herbe encore glissante de rosée, les hurlements bestiaux des soldats, qui avançaient à l’unisson vers un seul et unique lieu, leur objectif en cette journée, mais on pouvait également ouïr les bruits des tambours, donnant l’alerte, afin que nul ne fut pas informé des évènements qui débutaient alors. Les guerriers Feulys, les yeux encore embués de sommeil, se hâtaient à mettre leurs équipements, leurs vêtements sur eux, et à partir en trombe face à l’armée qui les attaquait. Quelle stratégie devaient-ils opérer ? Comment être sûr de l’emporter cette fois ? Telles étaient les questions qui hantaient les soldats, lorsque leur belligérant s’approchait à grands pas vers eux. Et s’ils mourraient aujourd’hui ? Ils n’avaient même pas pris le soin de dire au revoir à leur famille. Ils n’avaient pas eu le temps. Que devaient-ils faire ? Où était le commandant des opérations ? Pourtant, la veille, ils avaient fait leurs adieux à leur femme et à leurs enfants, mais hier était un autre jour, et s’ils ne le faisaient pas aujourd’hui, peut-être les leurs ne se remettraient-ils jamais de leur disparition soudaine et sans un simple mot, sans un dernier salut. Les troupes ennemies se rapprochaient de plus en plus, les épées tendues vers le ciel, prêtes à l’attaque. Quelle était la solution pour les stopper dans leur élan ? Quelle était-elle ? Par où devaient-ils tenter quelque chose ? Un homme du clan Feulys, un des premiers à s’être mis en route vers les Idyrel, s’immobilisa soudainement, alors qu’il n’était plus qu’à quelques mètres de ses adversaires. Il voulait dire un dernier mot à sa fille, tout juste âgée de quatre ans, et un à sa femme, enceinte de leur deuxième enfant, avant que la bataille ne commence, et qu’il puisse ainsi partir, si son heure était venue, la conscience tranquille. Les quelques secondes où il ne bougea pas, avant de se décider à faire demi-tour et à rejoindre son village, suffirent aux Idyrel à être enfin arrivés face à leurs cibles, leurs futures victimes. L’homme commença à courir vers son patelin, et une épée tranchante le transperça de part et d’autre, passant au travers du cœur, lui ôtant la vie à l’instant même. Son corps s’effondra sur le sol dans une mare de sang encore chaud. Son assassin récupéra son arme, et s’abaissant, murmura au creux de l’oreille du défunt :
« Je n’aime pas les lâches qui fuient le combat, et encore moins ceux qui cherchent à esquiver la mort. »
Et, en se redressant, une épée lui coupa la gorge, en moins d’une seconde. Il n’eut ni le temps d’hurler, ou de sentir la douleur, que son corps tout entier s’était raidi et qu’il s’était effondré sur sa victime. Il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même, s’il y avait bien une chose qu’on lui avait apprise était que la guerre était un art dans lequel un instant d’inattention pouvait être fatal, et, de ce fait, se comporter de façon aussi puérile était à prohiber d’office.
Ces deux hommes, dont le sang nourrissait désormais les plantes mieux que la rosée, qui commençait d’ors et déjà à être absorbée, puisque le soleil éclairait à présent la plaine, découvrant des visages plus déterminés les uns que les autres, furent les deux premiers morts des deux camps.
Des gémissements se firent entendre, une petite voix s’éleva de la foule de guerriers, un jeune homme, dont la voix n’avait pas encore mué, qui devait sûrement être sur son premier champ de bataille, s’éclaircit la gorge, et s’écria, indigné et bouleversé à la fois :
« Alors c’est ça, la guerre ? Une plaine constituée uniquement de sang, de cadavres putrides, de familles brisées et d’épées levées ? C’est pour cela que nous nous sommes entraînés, toute notre enfance durant, pour perdre ceux que nous aimons, et voir le chaos tout autour de nous ? Je croyais que nous nous battions, qu’il y avait des gagnants et des perdants, certes, mais que nous le faisions pour quelque chose, et non pas pour salir la nature de nos corps fétides. Alors à quoi bon continuer ? Pourquoi ne pas désigner d’ors et déjà un camp vainqueur, et faire cesser tout cela ? Ou plutôt, non, déclarons forfait, déclarons une égalité parfaite entre les deux camps, qui tout au long de ces siècles passés n’ont pu être départagés, et retournons vivre chacun de notre côté d’Ocasiam, cessons toutes ces infamies, et ne nous adressons plus la parole, oublions-nous. Ne croyez-vous pas que ce soit une chose beaucoup plus simple, au lieu de persister dans un combat dont l’issue est déjà sue, puisque nous savons très bien que les Feulys et les Idyrel perdront chacun une bataille à tour de rôle, causant le même nombre de victimes dans les deux tribus, sans jamais parvenir à un résultat ? Je refuse de continuer à me battre. Cet homme-là, le premier des nôtres à s’être effondré, était mon frère, je ne peux croire qu’il ne me sourira plus jamais, et que je n’entendrai plus jamais le son mélodieux de sa voix, lorsqu’il me racontait toutes les erreurs qu’il avait pu commettre, avec une complicité sans limite, car nous étions faits du même sang, de la même chair, et rien, si ce n’est notre physique quelque peu différent, ne pouvait nous dissocier l’un de l’autre. Cessons avant que d’autres familles ne soient brisées, rentrons chez nous. Embrassez vos femmes, dites-leur que vous les aimez, que tout ce qui compte pour vous est qu’elles soient à vos côtés au quotidien, et qu’elles-mêmes sont tout ce qui vous importe, et non pas un conflit vieux de mille ans, dont nul ne connaît les origines. Je ne sais pourquoi je m’exprime. Après tout, qui m’écoutera et appliquera mes conseils, mon opinion ? Je ne suis qu’un lâche qui a peur de mourir, et qui ne veut pas perdre ceux qu’il aime, ni leur causer de peine en mourant, voilà toute la vérité. Je voudrais juste que tout cela cesse, rentrer chez moi, sans avoir peur de rendre mon dernier souffle le lendemain. C’est tout ce que je veux. »
Tandis que le jeune homme prononçait son discours, personne n’osait faire le moindre geste ou s’exprimer, attentifs à ce que ce garçon audacieux avait à dire. Ils comprenaient ce qu’il ressentait, eux aussi avaient eu ce moment de doute sur leurs actions, et par-dessus-tout sur leur utilité, lorsqu’ils avaient vu pour la première fois l’une des personnes qu’ils chérissaient plus que tout au monde mourir sous leurs yeux ébahis. Oui, tous avaient déjà pensé que la guerre était inutile et que mieux valait rentrer chez soi, mais, cependant, nul ne l’avait fait, ni n’avait extériorisé le fond de sa pensée comme venait de le faire cet individu. Comme chacun le comprenait, on le laissa parler, afin qu’il puisse soulager son âme de tout ce qu’il pensait de cette guerre, de la mort de son frère bien-aimé, puis, sans crier garde, l’un des membres du camp adverse éleva son épée et frappa le jeune homme sur le sommet du crâne avec celle-ci, le laissant tomber sur le sol, sans vie, dans un fracas épouvantable, accentué par le silence quasi-religieux qui s’était mis en place tandis que le nouveau défunt parlait. C’est le regard triste, et le cœur gros que l’assassin annonça, à haute et intelligible voix :
« Ni vous, ni nous, n’avons la place pour les faibles dans nos rangs. Nous avons fait acte d’humanité en le laissant manifester de ce qu’il ressentait, mais à présent, la récréation est finie, et la guerre doit reprendre. Levez vos épées, et chargez, vous n’avez rien de plus héroïque et de plus brave à faire que de combattre pour les vôtres, et de mourir, si tel est la volonté divine, sous le tranchant des armes de vos adversaires. Relevez-vous, soldats, l’affrontement est loin d’être fini, la guerre n’a pas fini d’exister, il vous faut honorer vos ancêtres en la perpétuant, et en la gagnant un jour, peut-être. A l’attaque ! »
Personne ne bougea. Tous fixaient le corps inanimé de celui qui venait de perdre la vie, après avoir prononcé un discours si effrayant de la guerre qui avait court depuis des générations. Tous se demandaient s’ils devaient continuer, ou rentrer chez eux. Mais tous savaient aussi que s’ils arrêtaient aujourd’hui, il faudrait revenir sur le champ de combat le lendemain, ainsi que le jour suivant. Alors à quoi bon persister à rester immobile face à un bataillon ? Pendant un instant, on crût à une trêve. En plus de mille années, il n’y en eut jamais, chacun savait donc que cette accalmie ne durerait que quelques minutes encore, tout au plus. Pourtant, cette suspension de coups sanglants et de morts existait bel et bien, nul ne pouvait dire le contraire. Un homme, dans le camp des Feulys, posa son épée à ses pieds, et s’assit sur le sol, désormais totalement sec. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, il était difficile de dire si cela était dû à l’angoisse d’une mort très certainement proche, ou si la chaleur ambiante était coupable de cette eau sur son visage. Il restait là, les jambes en tailleur, les mains posées près de son épée, les yeux fermés, et la tête penchée vers l’arrière, orientée vers le ciel. Il se mit à siffler. D’abord, on n’entendit presque rien, puis, petit à petit, un son mélodieux s’élevait de son gorge, offrant un merveilleux spectacle auditif à tous ceux qui se trouvaient dans les alentours. Tous les soldats le regardaient, stupéfaits de voir autant d’audace et de folie chez cet homme.
C’est ainsi qu’un autre homme, de la tribu des Idyrel cette fois-ci, vint s’assoir face à cette étrange personnalité, et le calqua, déposant son épée également. Le premier des deux hommes sourit, satisfait. Il remit son visage à l’horizontal, et rouvrit les yeux, observant son imitateur. Il regarda autour de lui, chacun avait les yeux rivés sur lui, c’était ce qu’il voulait. Alors, il s’empara de son arme et tua, sans un soupçon d’hésitation, celui qui le parodiait en lui portant un coup mortel au ventre. Il ressorti son épée juste à temps de l’abdomen de sa victime pour contrer une attaque, et se défendit aussi bien qu’il le put. La guerre avait repris son court, chacun se battant contre ses adversaires comme la veille et l’avant-veille, ou comme l’année précédente encore. Personne ne raconterait ce qui s’était passé sur la plaine en ce jour, tous parleraient uniquement des attaques surprises, des blessures, et des morts qu’il avait occasionné à lui tout seul, s’il avait pris le temps de les compter. Mais en aucun cas, ils ne conteraient que tous avaient eu, un instant, envie de tout abandonner et de retourner dans leur logis, et qu’ils avaient éprouvé une amitié surprenante envers leurs opposants, sans toutefois la comprendre. Tous avaient honte de ce qui s’était produit, et avaient l’impression d’avoir déshonoré leurs ancêtres, souvent décédés lors d’une bataille épique.
Ainsi, la bataille avait repris, l’on entendait dans tout Ocasiam le bruit des épées qui s’entrechoquaient, les hurlements stridents des blessés, mais aussi les pleurs et les gémissements de certains, ayant perdu peut-être une personne tant adorée lorsqu’il était encore en vie, ou bien encore ne voulant plus continuer à combattre, à lutter afin de pouvoir rester en vie un jour de plus. Le ciel, jusqu’alors d’un bleu limpide, s’était couvert de nuages épais et noirs, ne laissant pas apercevoir le moindre bout de bleu, la pluie tombait, tout d’abord par petites gouttes espacées dans le temps, puis, au fur et à mesure que la guerre faisait rage sur le sol et dans les yeux des combattants, elle s’amplifia, et devint de plus en plus violente, fouettant le corps des hommes, humidifiant le sol, sur lequel on ne pouvait tenir longtemps sans glisser et s’effondrer dans une flaque, et, du fait de cette posture, certains des guerriers devenaient des proies faciles, et les adversaires n’hésitaient pas à leur ôter la vie, sans remord, puisqu’après tout, c’était la vie de ces êtres sans aucune chance, ou la leur. Le vent s’était levé également, il fut au départ une brise légère, qui rafraichissait les soldats, en vue de la chaleur, puis s’était transformé en un vent glacial, constitué de bourrasques uniquement, arrivant dans le dos des Idyrel et les poussant vers l’avant, mais rendant la tâche pour les Feulys encore plus difficile, ce qui, il faut le dire, ne les aidait pas le moins du monde, étant déjà en grande difficulté et infériorité numérique par rapport à leurs assaillants. L’orage grondait au loin, mais l’on devinait qu’il s’approchait et serait bientôt au-dessus des têtes, et en effrayerait peut-être certains, qui étaient pourtant d’ors et déjà terrorisés par l’issue finale du combat.
Nul ne savait quel était l’objectif en ce jour, tous se battaient, mais n’avaient en aucun cas connaissance du but de cette bataille. Gagner du terrain ? S’en prendre à la ville, l’assiéger ? Personne ne savait ce qu’ils devaient faire, si ce n’est combattre pour les leurs, pour leur camp, pour leurs ancêtres, pour leur famille. L’armée des Idyrel prenait du terrain, à la grande joie des guerriers, mais, même si leur armée avait été réduite au court de l’attaque, les Feulys conservaient leurs soldats les plus belliqueux, et de ce fait, parvenaient à regagner de l’étendue, chacun retrouvant à tour de rôle sa position de départ, au grand désespoir des chefs de guerre, qui criaient, à s’égosiller, à leurs troupes.
Ainsi, on entendait le chef des Idyrel, Orso Faure, hurler à plein poumons à ses soldats, sans arrêt :
« Ne les laissez pas approcher du village, ne reculez en aucun cas ! Si nous avançons encore un peu, nous les tenons, et nous pourrons assiéger leur village, et les efforts de nos ancêtres n’auront pas été vains, nous l’emporterons ! Soldats, immobilisez-les, faites-les faire demi-tour, faites-les pleurer de crainte et de honte, tuez-les sans pitié, c’est tout ce que ces chiens méritent. N’hésitez-pas, leur visage sont semblables aux nôtres, mais ils ne sont pas comme nous, au contraire, ils sont vils, cruels, méchants, si vous les laissez prendre de l’espace, alors que nous sommes les attaquants en cette journée spéciale, je dis qu’il s’agit d’un jour particulier, car la victoire est proche ! Ne sentez-vous pas leurs membres se contracter, et surtout, ne voyez-vous pas leurs yeux s’abaisser ? Ne réfléchissez pas, soldats, pulvérisez-les, ne les écoutez pas dans leurs plaintes, plus nombreuses les unes que les autres, et toutes plus infondées que celles qui ont été énoncées auparavant, ne plongez surtout pas vos regards dans leurs yeux, ils pourraient vous prendre en traitres, et tenter de vous assassiner froidement, tandis que vous, inconscient et trop complaisant, vous pensiez qu’il était un adorable petit animal sans défense, car, nous avons des âmes, mais eux non ! Tranchez, découpez, transpercez, maltraitez leur corps, c’est tout ce qu’ils méritent, après tout. Ne les laissez pas poser un pied sur nos terres, car elles sont nôtres, et ne doivent en aucun cas être souillées par la présence de sangs impurs, de personnes corrompues et démoniques, telles qu’elles, puisque vous savez aussi bien que moi, que s’ils entraient dans notre village, le patelin des Idyrel, ils violeraient nos femmes, tueraient nos enfants, qu’ils auraient au préalable châtiés, et séquestrés ! Oui, continuez soldats, levés vos épées contre ces enfants du diable, venus tout droit des enfers. Ne baissez pas votre garde, tuez-les tous autant qu’ils sont. En avant, soldats ! »
Le discours reprenait au début, lorsqu’Orso l’avait terminé, et des combattants hurlaient, dans un cri bestial loin de toute forme d’humanité, leur soutien envers leur chef, et, derechef, attaquaient ces hommes face à eux, qu’ils identifiaient aux créatures qui, jadis, peuplaient Ocasiam, ces satyres, centaures et Erinyes, que leurs ancêtres avaient détruits. Car, en effet, comme le pacte entre les deux hommes, entre Saledan et Cendali, avait été rompu, dans chacun des villages, l’on proclamait haut et fort que c’était grâce à l’armée Idyrel que les créatures du Mal avaient été vaincues, et dans l’autre, on déclarait qu’il s’agissait des troupes Feulys.
Du côté des Feulys, étant donné que l’on entendait ce que le chef de guerre Idyrel carillonnait, on écoutait, attentivement, ce que Lanzo Ells, qui était le commandant des opérations, avait à dire, à répliquer à ce discours :
« Soldats, n’écoutez aucunement ce que ces rats disent sur vous, ils ne valent pas la peine que vous vous blessiez, en entendant des infamies telles que sont ces mots qui résonnent dans le ciel troublé. Pensez plutôt à des éléments positifs, tels que le sourire de vos enfants, les baisers que vos femmes déposent sur vos lèvres avant de vous endormir le soir, les rires de vos amis, ou encore le son mélodieux des tambours, lorsqu’ils sont utilisés pour une autre raison que la guerre. Pensez à tout cela, et vous n’entendrez plus les mots désastreux qui sont prononcés en cette plaine. Mais, surtout, soldats, ne trompez pas votre vigilance, gardez les deux yeux ouverts et battez-vous, combattez jusqu’à la mort s’il le faut. Vous ne devez pas vous laisser abattre, vous devez vaincre ces hommes, qui ne sont, il faut bien l’avouer, que l’incarnation du Mal sur Ocasiam, après tout, de ce fait, n’ayez aucun remord, le sang que vous aurez sur les mains ne sera pas mauvais, vous serez de véritables héros, puisque vous le posséderez. En l’ayant, cela signifiera que vous aurez combattu pour les vôtres, à leurs côtés, pour vos principes, et pour honorer Cendali Feulys et son armée. Ne les laissez pas approcher de notre village, car vous savez aussi bien que moi qu’ils l’incendieraient et laisserez les habitants pour morts, tandis qu’ils hurleraient, priant pour la vie, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que des cendres de tous ceux que vous chérissez, et des maisons que vous avez bâti à la sueur de vos fronts. Combattez soldats, il le faut. Grâce à vos épées, protégez-vous avant tout. Mais servez-vous également de vos armes pour passer à travers leur cœur, et laissez leur corps sans vie sur le sol humide, regardez-les agoniser, ne les achevez pas. Ils ne le feraient pas pour vous. Souriez, même, essayez de leur faire croire que vous êtes bel et bien des monstres, comme ils le pensent, vous n’avez rien à y perdre, vous pouvez seulement y gagner la crainte et l’abstinence à votre égard de vos adversaires. Gardez vos épées levées, vos boucliers près du corps, et tuez-les tous, qu’il n’en reste aucun. A l’attaque, soldats ! »
Le discours du chef fut acclamé par les membres Feulys, mais fut également héler par les membres de la tribu face à ses troupes. Lui aussi, le répéta sans cesse, les deux dirigeants des armées parlant à tour de rôle, comme si l’on jouait là une pièce de théâtre, et que la réplique d’un des deux personnages avait été mal prononcée, et qu’il fallait recommencer sans arrêt, jusqu’à ce que tout soit parfait. Cette pensée occupait la tête d’un grand nombre de guerriers, qui, en esquivant et assenant des coups, songeaient, que la guerre, finalement, n’était peut-être qu’un jeu, tellement plaisant que chacun s’y amusait chaque jour, sans jamais se lasser. Mais qu’au fond, l’utilisé d’un divertissement tel que celui-ci n’était pas prouvé, et que cela ne servait à rien, mis à part à gâcher du temps et des vies.
Les soldats étaient bien présents sur le champ de bataille et combattaient pour les leurs, car ils voulaient avant tout les protéger, et qu’eux reste en vie, même si eux-mêmes venaient à mourir, mais l’on sentait que leurs rêveries allaient ailleurs, peut-être s’envolaient-elles vers un autre monde qu’Ocasiam, un monde où la guerre n’était pas une solution ni ancrée dans les mœurs. Personne n’était réellement attentif à la bataille, tous, peut-être même les chefs y compris, rêvaient à un monde où les Feulys n’existaient pas, ni les Idyrel, et où tous s’entendraient à merveille, sans avoir besoin de se battre tous les jours pour démontrer quoi que ce fut.
Ces pensées n’avaient jamais été ressenties depuis le début de cette guerre sans fin dans tout Ocasiam. Peut-être que les choses étaient sur le point de changer, et que, comme l’avait déjà dit Orso Faure, cette journée était spéciale, et révèlerait de grandes choses. Mais pour l’instant, le plus important était de continuer à défendre sa vie, et d’assassiner les opposants. Si de grands évènements devaient se produire, chacun savait que ce ne serait pas pour tout de suite. Mais chacun savait aussi qu’il était prêt à accepter un changement et à évoluer, dans le bon sens. Cette mentalité, si nouvelle, annonçait, en effet, de grands bouleversements dans la vie des peuples d’Ocasiam.